"Vous pouvez aller vous faire foutre, Madame."

J'ai mal aux pieds et au dos. Les mains des prédateurs cul-de-jatte s'agitent, attrapent, arrachent, massivement, méthodiquement. Elles se contorsionnent en groupe, dans une espèce de danse du ventre électro-bouillante et sableuse. Du yaourt à la fraise inaccessible, du yogourt à la banane introuvable, du muesli bio très convoité, des réductions inédites prévisibles, nouvelles recettes à moitié prix, déductibles à la caisse. Tout bouge, tout est serré. Les corps se touchent de force. Les soupirs commencent à émerger. On sent nettement la nervosité et la chaleur. Le poignet fatigue et se contracte, fatigue et se contracte, fatigue et se contracte. La tendinite est proche. Ça murmure des râles, ça pousse des membres, ça s'excuse anonymement, les mômes sont fatigués, ils crient. Nous sommes samedi. Les chariots métallisés énormes et lourds esquivent sans cesse les tibias en sueur des chasseurs phalangés. J'ai mal aux pieds et au dos.
La pince androïde d'index et de pouce, atrophiée par le rythme binaire de la danse, ne peut désormais pas réagir à la chute fluorescente et bon marché des quatre pots de liégeois vedettes. C'est le drame. Les quatre stars chocolatées hebdomadaires viendront immanquablement s'éclater comme de la boue froide sur le sol carrelé vaguement sale et vibrant. Les enfants crient, les pinces s'approprient, le dos me fait mal, la chaleur est froide. Les cadavres cacaotés moelleux s'étalent maintenant sur plus de cinq mètres carrés. Les articulations claquent, les yeux grincent et s'écarquillent, le métal se cogne, le carton se déchire et s'empile, les pots plastifiés angoissent, les colonnes vertébrales craquent, les mouflets hurlent. Ça pue le fromage au chocolat. La sueur est glacée. Les néons aveuglent. Le son étourdit. J'ai envie de vomir.
Je relève la tête. "Je suis vieille et handicapée" répétait-elle. "Je suis vieille et handicapée". D'un geste assuré et connu, je replace habilement une promotion dans l'alignement de ses consœurs. Elle est alignée maintenant, bien alignée, un plus un égale deux, elle sera heureuse, alignée à gauche de l'étiquette jaune, une logique prédéfinie et rodée depuis des décénies. "Non mais.. OH ! AH ! Laissez moi passer !" grondait le bruit. L'odeur se dissipait pour laisser place à des relents d'eau de cologne. Le sang me montait soudain au visage. Je marmonnais maintenant des choses aussi incompréhensibles que le bourdonnement des insectes butineurs qui m'écœuraient automatiquement. La fin fut proche. Mes nerfs titubaient, mes ongles salés tremblaient. J'étais rouge. Ma nuque, atteinte de spasmes musculaires, formait des cercles chaotiques. Un peu de salive au coin des lèvres, j'entendais toujours et encore la plaignante. "C'est inadmissible, je ne peux pas passer, regardez, non mais regardez ! Comment passer ? Je suis vieille. Il n'y a pas de place. Je suis handicapée, Monsieur." Les nombreux autres prédateurs laitiers patientaient en file indienne, s'agitant sur place, murmurant des phrases de haine. Je n'étais plus personne. J'avais mal au poignet et au dos. Et aux pieds aussi, je ne sais plus. Je glisse sur un reste de diva chocolat, je manque de me fracasser le coccyx, et d'un ton particulièrement cynique et désastreux, me relevant tel un soldat agonisant, d'un bruit croissant et dégueulasse, je lui répond : "Si vous êtes pas contente, VOUS POUVEZ ALLER VOUS FAIRE FOUTRE, MADAME !".
Je suis blanc. Elle aussi.
On se regarde.
Elle a un visage consterné et ridé, de petites joues creuses, une barrette bleue nuit dans les cheveux.
Elle pleure.
C'est le silence.
Un silence de mort.
L'agonie est passée.
Je suis soulagé.
Un arrière goût de vomi dans la bouche,
Je m'assois dans un coin de réfrigérateur, honteux, puant.

1 commentaire:

  1. Anonyme16:42

    pour un premier, il est torché!
    ca me rappelle des souvenirs et en meme temps je trouve ca triste, cette histoire. Le titre est drole, cinique, mais en fait, l histoire elle est triste...on a envie de te dire de changer de boulot, mais en meme temps, bukowski etait a la poste!
    alors bon courage pour la suite du boulot et bon envol pour l ecriture, c est vraiment tres bien parti toute cette affaire! manque plus que le grenier, la machine a ecrire et la bouteille de whiskey!;)

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